Au coeur de la nuit, un homme attend ses assassins. Il sait qu'ils arrivent, que ses anciens frères d'armes seront bientôt là pour le tuer. Alors, avant qu'il ne soit trop tard, il enregistre sur magnétophone ce qui l'a amené à fuir la communauté dans laquelle il a grandi, il raconte "une histoire, la sienne, son remède singulier dans la grande pharmacopée des récits du monde".
Karna a grandi au sein de la communauté d'Aum, prophète enseignant le partage et le renoncement à la propriété individuelle. A trois ans, Karna est enlevé à sa mère pour rejoindre la Maternité, et être élevé par toutes les Mères, le lien d'appartenance étant entièrement banni. A seize, il reçoit l'effigie, masque permettant à tous d'être égaux, et signant à jamais la perte de son visage. Jeune brillant, déterminé et convaincu, il devient bientôt X470, guerrier Wafadar, défenseur de la communauté d'Aum.
Le narrateur nous raconte son histoire avec sincérité, c'est à dire telle qu'il l'a vécu à l'époque, aveuglé par les grands principes qui lui sont enseignés. Les termes qu'il emploie sont d'ailleurs significatifs : d'horribles viols sur mineures par un vieillard pervers sont des "initiations par l'Eclairé". En bannissant la violence et l'horreur du discours, l'idéologie reste belle, propre, parfaite. Toutes les étapes de son parcours nous sont racontées à travers le prisme de cette utopie, jusqu'à ce que certains évènements viennent ébranler l'ordre intérieur de Karna.
Je suis sortie de cette lecture sonnée, bouleversée. Comme avec Loin de Chandigarh, j'ai mis du temps à vraiment être partie prenante de l'histoire. Mais au fil des pages, Tarun Tejpal sait vraiment nous surprendre avec sa force romanesque hors du commun. Et la lenteur du des premières pages permet aussi de mieux recevoir la violence des suivantes. Car c'est une fable bien cruelle qui nous est contée. Sans jamais juger explicitement, Tarun Tejpal nous montre comme l'asservissement de l'individu à une idéologie provoque d'irréparables dégâts sur l'humanité. Les mécanismes de l'endoctrinement sont extrêmement bien décrits. Mais chez Tejpal, il y a toujours de l'espoir... L'espoir que la musique, l'amour, le questionnement, soient salvateurs. Un roman d'une force incroyable, qui suscite de foisonnantes réflexions et nous invite à laisser "le doute alterner avec la foi comme la nuit avec le jour".
Une citation que je trouve très belle, et qui m'a rappelée à l'émotion ressentie en lisant Loin de Chandigarh : "J'en suis arrivé à croire que la beauté n'est pas une question de peau et d'ossature, mais d'intimité."
Céline
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